197.
Cette nuit-là, Cassandre Katzenberg rêve qu’elle est à nouveau dans la Troie antique. La Grande Prêtresse garde en main Les aventures de Cassandre Katzenberg mais son visage affiche une moue d’admiration.
— Pas mal, mademoiselle. Pas mal du tout. Tu as arrêté deux attentats, tu as lancé un projet informatique planétaire visant à créer un observatoire du futur. Je suis fière de toi.
Elle pose le livre et se lève.
— Viens voir ce que ça donne.
La femme en toge blanche la guide hors du temple, jusqu’au jardin. Les bébés sont toujours massés derrière le grillage, mais ils ne crient plus et ne semblent plus en colère. Ils se contentent de la fixer de leurs grands yeux attentifs.
— Les nouvelles générations paraissent apaisées. Les bébés à naître mettent tous leurs espoirs en toi. Grâce à toi, une sortie de secours s’ébauche. Et j’ai autre chose à te montrer.
Elles traversent le jardin et marchent vers la colline couronnée du grand Arbre Bleu du Temps. La porte qui permet de pénétrer à l’intérieur de l’arbre s’ouvre à leur approche. Elles s’enfoncent dans le tronc et se dirigent vers le haut. Un dédale de couloirs les mène aux branches basses.
Les deux femmes dépassent les niveaux du futur proche consacrés aux jours suivants puis progressent vers les futurs plus lointains des semaines, des mois, des années, des décennies suivantes. La prêtresse semble parfaitement s’orienter dans le labyrinthe de bois bleu.
À l’extrémité de la branche vers laquelle elles s’acheminent, un gros fruit palpite dans sa sphère transparente.
C’est un monde où le ciel est noir, pollué. On entend au loin des échos d’explosions. Les habitants aux regards accablés, habillés de noir, s’engouffrent dans des métros en baissant la tête, ou vont grossir les embouteillages à bord de leurs véhicules qui crachent une épaisse fumée.
La femme en toge l’entraîne vers un endroit précis, où se dresse une sorte de vaisseau spatial immense sur lequel est écrit : « Nouvelle Arche de Noé ». Le vaisseau est encore plus haut que la tour Montparnasse, et semble sur le point de crever le ciel. Sur le côté, un défilé de camions dépose des animaux en cage et des poissons dans des aquariums souples.
— « Au commencement ils étaient 144 et au final ils seront 144 », est-il écrit dans la Bible. Quand tout aura échoué, il restera cette ultime solution pour sauver les bébés.
La jeune Cassandre constate qu’en effet, après les animaux, les manœuvres embarquent des embryons immobiles dans leurs éprouvettes transparentes, encastrées dans de grandes armoires médicales.
— Le 1 % de chances de s’en tirer, murmure Cassandre.
— Oui, il reste toujours une solution de la dernière chance. Il suffit qu’un seul être humain y pense et elle existe. La voilà.
Des passagers embarquent, nombreux.
— Non pas 144 mais 114 000 astronautes pour un voyage qui va durer mille deux cents ans. Et l’humanité renaîtra ailleurs sur une autre planète similaire à la Terre autour d’une autre étoile que le Soleil.
— Fabuleux.
Main dans la main, elles s’envolent comme des oiseaux et contemplent ce futur depuis les nuages. Puis la prêtresse ajoute :
— Pour que tu comprennes bien les enjeux, il faut que je te montre autre chose. Revenons à l’Arbre.
Les deux femmes sortent de la sphère transparente qui entoure le fruit et suivent les branches.
Cette fois elles descendent vers les ramifications du futur proche, rejoignent le tronc du présent, puis s’enfoncent dans les racines du passé.
— Le passé est figé, explique l’antique Cassandre. On peut le visiter mais on ne peut plus le modifier.
Elles longent un monde où les gens sont habillés à la mode médiévale. Elles dépassent l’Antiquité, croisent la Préhistoire, puis descendent plus bas encore vers le dédale de couloirs bleu marine. Quand la prêtresse propose d’entrer dans une racine, elles découvrent des dinosaures et des plantes aux feuilles immenses. Dans le ciel volent des ptérodactyles et des nuées d’insectes dont le bourdonnement emplit leurs oreilles.
— Regarde bien et écoute, il va se passer quelque chose de très intéressant.
Les deux femmes s’assoient sur un rocher, face à l’océan, et attendent. Soudain elles voient surgir du ciel une boule de feu, semblable à une météorite. La boule vient percuter la berge, ratant de peu le contact avec la mer. Tous les animaux s’enfuient. Lorsque le calme est revenu, deux humains, un homme et une femme, sortent de la sphère, vêtus de scaphandres noircis.
— Qui sont-ils ? demande la jeune Cassandre avec curiosité.
— Regarde l’inscription sur le vaisseau.
Malgré la suie qui recouvre les lettres au pochoir, Cassandre parvient à lire : « LE PAPILLON DES ÉTOILES », suivi d’un logo en papillon bleu sur un ciel où scintillent trois étoiles argentées.
— Je ne comprends pas. Ce nom, c’est le titre d’un livre de science-fiction un peu naïf que j’avais lu quand j’étais jeune.
— Eh bien tu vois, ce n’était pas de la science-fiction.
— Pourtant, quand j’avais lu le roman, j’avais pensé que c’était le futur.
— Non, le futur c’est la « Nouvelle Arche de Noé ». Le passé c’est « LE PAPILLON DES ÉTOILES ». La Terre a jadis été ensemencée par un seul couple d’humains venus d’une autre planète. Une autre planète où l’expérience « humanité » avait déjà abouti à un total désastre.
— Comment l’auteur de science-fiction pouvait-il le savoir ?
— Il ne le savait pas. Lui aussi croyait raconter une histoire de type « conte moderne », juste pour divertir ses lecteurs. Pour lui ce n’était qu’une blague ou un tour de magie : faire croire que c’est le futur et au dernier moment révéler que c’est le passé. Il ne se rendait pas compte. C’est cela l’ironie de l’art, il a raconté la vérité sans s’en apercevoir.
— Et aucun lecteur ne s’en est aperçu ?
— L’information est tellement énorme qu’elle ne peut même pas être envisagée. Pourtant c’est déjà consigné dans la Bible. Au commencement, ils étaient 144, au final ils seront 144. Leur descendance sera de 12 enfants, qui eux-mêmes donneront chacun 12 autres enfants. Et douze fois douze donne 144. Ensuite leurs petits-enfants déformeront le souvenir de cette réalité et transformeront ce voyage spatial et cet atterrissage maladroit en mythologie, puis en religion.
— Mais alors, l’homme ne descend pas du singe ? demande la jeune fille.
— Si, bien sûr. La première humanité de la première planète a fait apparaître les premiers hommes à partir d’une souche de primates un peu plus évolués. Mais pas sur notre Terre, c’est tout. Darwin avait complètement raison. Et la Bible n’avait pas complètement tort… C’est juste qu’elle évoque par métaphores un événement dont elle a oublié le sens réel.
— Et les dinosaures ?
— Ces deux humains leur ont transmis dès leur arrivée une forme de grippe mutante, comme les premiers conquistadors ont transmis des épidémies aux Amérindiens. Ces deux explorateurs du PAPILLON DES ÉTOILES ont exterminé sans le faire exprès les anciens maîtres de la Terre et ont créé notre humanité actuelle.
— Incroyable.
Toutes deux contemplent l’homme et la femme qui marchent seuls parmi les rochers. Ils ont l’air d’avoir à peine seize ou dix-sept ans.
— Ce sont tes ancêtres, Cassandre. Des humains d’une autre planète.
— Ainsi nous recommençons toujours la même expérience. Créer une humanité, la voir grandir et conquérir tous les territoires, puis la voir dépérir et se déchirer pour finalement envoyer un vaisseau de la dernière chance et tenter de poursuivre l’expérience ailleurs ?
— Si tu savais combien de fois cela s’est déroulé ainsi.
— Combien ?
— Des centaines. Des milliers de fois.
— Alors, quoi qu’on fasse, nous irons vers le futur où tu m’as montré la « Nouvelle Arche de Noé » ?
— C’est ce que je croyais jusque-là. Mais toi, tu as changé les choses…
— Moi ?
— Tu te souviens de la phrase inscrite dans le roman de science-fiction Le Papillon des Étoiles : une goutte d’eau peut faire déborder l’océan ? Tu es cette goutte d’eau, Cassandre. Ton idée du Ministère Officieux de la Prospective est une première dérivation de la tragédie annoncée. Désormais, la probabilité du fruit montrant un futur noir, avec le tribunal des bébés, est passée de 78 % à 76 %. Et celui du futur harmonieux où l’on peut se baigner dans la Seine est passé de 1,4 % à 1,5 %.
— J’ai dix-sept ans, je n’ai pas de papiers, pas d’argent, je vis au milieu des clochards dans un dépotoir d’ordures, je suis recherchée par la police et j’ai mal au ventre.
— Tu possèdes un accès non contrôlé à l’Internet planétaire. De nos jours, c’est suffisant pour réussir une révolution. Ou plutôt une « Évolution ».
— Je ne peux rien faire.
— Tu as quand même désamorcé deux attentats, je te le rappelle.
— La belle affaire ! Pour ce que cela m’a rapporté…
— Les âmes des victimes potentielles, elles, savent ce qu’elles te doivent. Et elles t’en sont reconnaissantes. Elles te soutiennent sans même que tu le saches.
— Je ne crois pas à ces choses-là.
— Elles agissent même sur ceux qui n’y croient pas.
Les deux Cassandre observent le couple formé par les deux astronautes survivants du PAPILLON DES ÉTOILES. Ils se disputent.
— Pourquoi se chamaillent-ils ?
— Parce qu’elle ne veut pas faire l’amour.
— Mais ce sont les deux seuls humains.
— Elle ne veut pas passer pour une « fille facile ».
Cassandre est atterrée.
— Ils vont quand même finir par s’aimer ? C’est forcé.
— Non. L’humanité va naître autrement. Tu te souviens de la côte d’Adam ?
— Pourquoi tout est-il si compliqué ?
— Peut-être pour apporter des enjeux. Si tout était simple, il n’y aurait rien à perdre, on gagnerait à tous les coups, et donc pas de surprise, pas de suspense. On ne pourrait même pas s’apercevoir qu’on est heureux puisqu’on n’aurait pas connu le malheur.
— Qui es-tu ? demande la nouvelle Cassandre à l’ancienne.
— Ton inconscient.
— Comment se fait-il que je sache ces choses-là ?
— Ton inconscient sait tout. C’est juste que tu n’y penses pas, ou que tu as oublié. En rêve, je peux te rappeler ce que tu sais déjà.
— Alors, chez Kim, il y a aussi un inconscient qui sait ?
— Chacun exprime son inconscient en rêve par une personne de son choix, un grand-père, le Yoda de La Guerre des Étoiles, Geminy Cricket pour Pinocchio… Toi tu m’as trouvée grâce à Philippe Papadakis. Quand il t’a raconté ma légende, tu as cru que j’étais réelle et donc j’existe. Juste pour toi.
— Mais as-tu vraiment existé ?
— Oui. J’ai vraiment vécu à Troie. Mais ce qui est arrivé n’est pas ce qui est raconté. Il faut dire que vous n’avez que la version des envahisseurs grecs, par la voix d’Homère. Ce n’est pas vraiment objectif, L’Odyssée n’est que de la propagande politique écrite par les gagnants.
Cassandre hésite.
— Comment se fait-il que nous puissions avoir des dialogues aussi instructifs ?
— Grâce à ta mère et à l’Expérience 24. Normalement, tout le monde communique avec son inconscient mais l’oublie au réveil. Toi, tu échappes à la tyrannie de ton cerveau gauche, donc tu ne juges pas ce rêve délirant, tu l’acceptes pour ce qu’il est, avec ses bébés en colère, son Tribunal des descendants, son cortège des vies antérieures, son Arbre du Temps, son PAPILLON DES ÉTOILES et bien sûr ma présence. Au matin, tu te souviens de tout. Les autres ont des dialogues aussi instructifs que le nôtre mais, au matin, ils ont oublié. Les quelques lambeaux de souvenirs qui leur restent sont évacués comme de simples délires dénués de sens. Ou, au mieux, ils l’interprètent de travers pour en nier la profondeur.
— Ainsi, tous les rêves peuvent être aussi instructifs ?
— Dans un esprit libre, bien sûr.
Elle se lève et prend la main de la jeune fille.
— Il te faut maintenant répondre à la question essentielle : acceptes-tu la mission pour laquelle tu es née ?